Contribution : Quelles Politiques de souveraineté alimentaire au Sénégal ?

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La question de la souveraineté alimentaire a connu cette année une médiatisation exceptionnelle à cause de la troisième alternance survenue au Sénégal à la date du 24 Mars 2024. Elle occupe une place prépondérante dans le livre- programme de la coalition « Diomaye 2024 ». Cependant, il s’agit d’une question récurrente notamment dans certains pays comme le Sénégal.

Le déficit alimentaire et la dépendance de l’extérieur qui en résulte préoccupent depuis longtemps les responsables des Etats et les autres acteurs du développement agricole.
Pour faire face à cette problématique, il faut mettre l’accent sur l’analyse des principaux produits à enjeux de souveraineté dont le riz pour, en retenir quelques éléments.
Le riz est la denrée de base au Sénégal mais, il est devenu « une menace » dans la mesure où la production mondiale est inférieure de 5% à la consommation. En plus, seulement 4 à 7% de la production est vendue.
De nouveaux clients, notamment la Chine et l’Inde, avec un pouvoir d’achat plus élevé et plus proches de l’offre qui se situe pour l’essentiel dans le golfe de Bengale, sont fortement présents sur le marché international. La chine est devenue importatrice nette.
Elle représente 29% de la production mondiale contre 33% de la consommation. Le renchérissement des coûts de transport liés au prix du pétrole et à la forte demande de matières premières importées pour l’industrie Chinoise, ne favorise pas non plus le fret maritime vers l’Afrique.
Le riz est aussi devenu « un fardeau » pour le Sénégal, aujourd’hui grand importateur de brisures avec pour une population qui avoisine 19 millions d’habitants. Sa consommation apparente a doublé entre 1995 et 2015 (passant de 400.000 à 800.000 T pour une valeur de 150 milliards F CFA), là où la production nationale n’a augmenté que de 10%
Si cette consommation de riz était couverte par la production nationale, le Taux de croissance serait de 10% (taux d’émergence), et le déficit commercial serait réduit de16%.Des taux d’émergence de 8 – 10% seraient constamment assurés et les crises de 2020 et 2021 (%PIB en dessous du %démo) évitées. Une telle production locale créerait également 200.000 emplois directs en zones irriguées.
Il s’agit donc de porter une attention particulière sur l’agriculture dans sa globalité qui se trouve dans l’impasse. La crise arachidière a comme effets la chute des revenus tirés du produit de 73% à 48% ces quinze dernières années ce qui a engendré la baisse conséquente des revenus des ruraux.
Pourtant, cette spéculation constituait la principale source de devises pour le pays au cours des années 1960-1970. Les produits arachidiers n’ont représenté que 4 % des exportations sénégalaises entre 1912 et 2020. Face au sous-emploi qui est de 21,8% au niveau national (dont 25,1% en milieu rural et 17,6% en milieu urbain), le secteur rural apporte la réponse la plus significative avec 64% des emplois et auto-emplois dans l’informel contre 26% pour l’urbain.
Aujourd’hui, il faut mettre le doigt sur des questions de fond parmi lesquelles :
La vulnérabilité de l’économie aux chocs exogènes (pluviométrie, pétrole, changements climatiques), le lien fort probable de la situation actuelle avec la démographie, le processus de détérioration enclenché depuis 2000 et qui n’a pas beaucoup retenu l’attention des décideurs, l’absence de politiques structurées sur le long terme, des politiques territoriales peu actives (identités territoriales !!!) et mal articulées aux autres politiques nationales.
Par rapport aux politiques à mettre en œuvre, on pourrait suggérer :
• le soutien accru à la riziculture pluviale majoritaire (plus de 70% des superficies) mais peu productive (25% de la Production Nationale),
• la révision de la position sur le marché local des producteurs et importateurs (rôle des professions), et de l’attitude de l’État dans la compétition entre importateurs et producteurs (cas type du poulet),
• le développement de la transformation et de la valorisation des céréales locales pour la consommation urbaine
• le financement de la modernisation des exploitations agricoles familiales.
Cependant, des contraintes majeures demeurent et nécessitent des réponses. Parmi celles-ci, le TEC, les accords sur le commerce mondial (OMC, APE UE/ACP), la faiblesse des organisations professionnelles agricoles surtout au niveau des bases (peu informées, mal formées sur leurs rôles, leurs stratégies et peu engagées), une absence de concertation de qualité entre l’État et les organisations des producteurs (OP).
Une politique alimentaire conséquente devrait:
• Développer la Production locale et Nationale.
• Défendre le métier et la profession d’agriculteurs
• Protéger et promouvoir des filières agricoles et des marchés locaux.
• Développer des activités de transformation et de valorisation des produits agricoles locaux.
• Développer des activités non agricoles en milieu rural
• Soutenir l’Exploitation Agricole Familiale.
• Soutenir la Micro et Petite Entreprise Rurale

En dehors des remarques sur l’absence de statistiques plus récentes et une analyse plus large des causes, il nous faut encore pousser la réflexion avec des questionnements plus approfondis.
Ainsi, malgré l’importance du riz comme denrée alimentaire de base au Sénégal, il ne faudrait pas se focaliser exclusivement sur cette céréale. En effet, les populations les plus pauvres ne se trouvent ni dans le delta, ni dans la vallée du fleuve. Concentrer tous les investissements pour la relance de la production rizicole dans cette zone serait une erreur stratégique et poserait d’importants problèmes d’éthique et d’équilibre. .
En plus, il est important de prendre en compte les habitudes alimentaires, donc diversifier la production alimentaire. Dans cette perspective, on peut constater que les superficies en arachide baissent, celles en céréales augmentent alors que globalement la production céréalière baisse. Il y a donc un problème quelque part.
Certainement, il n’y a pas suffisamment d’action sur l’augmentation de la productivité céréalière. Il ne suffit pas alors d’augmenter les superficies en mil. Il faut aussi reconnaître qu’il y a peu d’appuis et de recherches sur le mil dont la production est en baisse continue avec des rendements extrêmement faibles. Il y a donc beaucoup de travaux et d’efforts financiers à faire sur cette culture dont le potentiel reste élevé.
Il faut donc partir de l’analyse des causes de la situation actuelle dont, la forte tension sur l’offre mondiale de céréales, mais aussi la forte spéculation, la productivité 12 fois plus faible dans nos pays en voie de développement, l’isolement du capital, l’absence d’investissement dans le secteur agricole, les interventions très marginalisées.
Dans ce cadre, il est nécessaire de prendre les mesures suivantes :
• La nécessité d’une meilleure combinaison capital/technologies/main d’œuvre pour résoudre le problème de productivité ;
• L’inversion de la tendance selon laquelle le producteur est l’acteur le moins bien rémunéré de la filière agricole
• La mise en place d’un bon mécanisme de régulation du marché
Il faut également mettre l’accent sur la typologie des économies et sociétés rurales sénégalaises. A ce niveau, se dégage trois cas de figure dans lesquels le statut des activités traditionnelles de base dans l’économie rurale (agriculture, élevage, pêche, arboriculture) et leurs capacités à nourrir les populations ne sont pas les mêmes.
Dans certaines parties du pays, ces activités permettent encore de nourrir le paysan et restent le fondement de l’économie locale. À l’opposé, dans d’autres parties, le paysan ne peut plus vivre aujourd’hui de l’agriculture, et il est entré dans un nouveau type d’économie basé sur d’autres ressources (activités non agricoles et transferts des émigrés). Enfin, dans la plus grande partie du pays, il y a des situations intermédiaires aux issues incertaines : elles peuvent tout aussi bien retrouver un équilibre autour de l’agriculture, ou basculer vers une économie non agricole.
Les économies des sociétés basées sur l’agriculture reposent sur l’existence d’un fort potentiel naturel et la disponibilité de facteurs de production et de main d’œuvre. On trouve ces économies dans les Niayes (filière oignon), au Sud du bassin arachidier (arachide, céréales locales, élevage), en partie dans le Delta du Fleuve (riz, tomate, élevage), dans le Ferlo (élevage), dans le Niani (arachide, céréales locales, élevage), dans la zone agro-sylvo-pastorale de la Casamance orientale (arachide, céréales locales, élevage) et dans l’Anambé (riz, élevage).
Dans toutes les zones à situation intermédiaire où les familles ne peuvent plus vivre exclusivement de l’agriculture et doivent compléter leurs revenus par des activités non agricoles (ou recourir à l’exode et aux migrations) on note que les facteurs de production se sont affaiblis, mais restent disponibles. Il s’agit du centre du bassin arachidier (arachide, céréales locales, élevage), dans la moyenne vallée du Fleuve et en partie dans le Delta (riz, oignon, élevage), dans la zone de Keur Momar Sarr (élevage, pêche), dans la zone forestière du Centre-Est (produits forestiers), dans la Basse Casamance, la zone humide et fraîche et dans le Centre-Ouest de la Casamance (riz, élevage, pêche, produits de cueillette),
On parle de nouvelle économie dans le Nord du Bassin arachidier (arachide, céréales locales), la Haute-Vallée du Sénégal (riz, élevage), le Boundou (élevage, produits forestiers). On y note une forte dégradation du potentiel naturel. Les ruraux ne comptent donc plus sur l’agriculture pour vivre, mais sur les ressources de l’émigration et des activités non agricoles, ce qui peut d’ailleurs parfois permettre de bien vivre et de disposer suffisamment de ressources monétaires pour investir.
Dans ce cas d’espèces, ils préfèrent investir alors dans les villes, un peu dans l’élevage, mais pas du tout dans l’agriculture.
Ces différentes économies locales ne vivent pas cependant en vase clos, mais selon leur orientation, elles sont plus ou moins dépendantes de l’évolution de l’économie mondiale et du marché international. Autant les effets de la libéralisation des marchés sur la production d’oignons (dans la Vallée ou les Niayes), ou sur la production animale sont directement ressentis par le producteur des économies agricoles et intermédiaires, autant les économies et sociétés nouvelles sont directement concernées par les restrictions à l’immigration dans les pays européens ou la concurrence des migrations asiatique et des pays de l’Est.
Par rapport à cette situation, des axes prioritaires peuvent être identifiés :
• Veiller sur les négociations commerciales internationales;
• Mettre en œuvre les décrets d’application de la LOASP;
• Adapter les exploitations familiales et collectivités locales aux changements climatiques;
• Animer les collèges de producteurs, gérer collectivement les offres de produits agricoles, et participer de façon concertée aux interprofessions;
• Maîtriser les approvisionnements;
• Accéder à des marchés organisés, réglementés;
Il faut donc insister sur la nécessité d’une politique différenciée imposée cette fois-ci par la diversité agro écologique. Cela montre encore une fois que les structures d’appui au monde rural dont l’Etat est le principal garant ne sont pas toujours outillées pour prendre en compte les diversités socioéconomiques des zones et les disparités sociales.
Pour assurer une bonne souveraineté alimentaire, il faut aussi remettre la pêche au cœur des questions de politiques publiques qui passent souvent sous silence ce secteur. Pour ce faire, l’Etat doit renégocier les accords commerciaux qui ne sont pas à l’avantage du Sénégal. aujourd’hui, ce sous secteur aussi sinistré que l’agriculture et l’élevage.
Dans le sous secteur de l’élevage, nous devons également nous focaliser sur les tendances actuelles des produits laitiers, avicoles et l’ampleur de la concurrence importation/production nationale. Pour les produits laitiers, on note un faible taux de couverture, une croissance des importations à un coût très élevé et en croissance (environ 80 milliards FCFA en 2020) .Pour la production avicole, le TEC a eu un impact en termes de poussée des importations.
Pour les huiles et matières grasses animales et végétales, à partir de 2012, on a remarqué une forte hausse des importations totales en valeur, une baisse en valeur de la tonne exportée en arachide et huile d’arachide et une hausse en valeur de la tonne importée en huile de soja. La concurrence est limitée entre productions nationales et importations
• Les produits avicoles sont en compétition forte au Sénégal où les importations ont pénalisé effectivement la production nationale, qui a repris depuis « l’embargo » avec la grippe aviaire
• Pour les produits laitiers, les importations ont entraîné une augmentation de la consommation, ouvrant le marché pour des produits nationaux qui ont cependant du mal à gagner des parts de marché (concurrence limitée)
• Pour les huiles et matières grasses la concurrence est difficile à cerner avec l’exportation des huiles d’arachide et l’importation d’huiles brutes pour la consommation intérieure.
Des choix politiques catastrophiques des gouvernements précédents sont à l’origine de la situation actuelle de dépendance alimentaire, parmi lesquels :
• la promotion des cultures d’exportation (arachide, produits horticoles) ;
• la « protection » de quelques secteurs (sucre, concentré de tomates) de l’agro-industrie ;
• le peu d’intérêt pour le développement des cultures vivrières en dehors de la zone du Fleuve ;
• la couverture des besoins alimentaires par les importations (riz, blé, huiles végétales, poudre de lait) ;
• des droits de douanes (Tec-UEMOA) très bas
Cette situation a été aggravée par un marché international qui a connu une envolée des prix, dont l’ampleur a surpris (p.ex. 130 % sur le blé entre mars 2020 et mars 2021), mais aussi par de multiples raisons structurelles et conjoncturelles dont la croissance démographique, la croissance du pouvoir d’achat dans des pays émergents, l’explosion des biocarburants, la diminution des surfaces en céréales en Europe et la sécheresse à répétition (Australie), la hausse du prix du pétrole, la spéculation financière mondiale.
On peut penser que la crise alimentaire n’a pas que des impacts négatifs ; il s’agirait d’une situation qui ne va pas s’améliorer dans le court terme avec une demande croissante, une offre stagnante et la limitation des exportations de certains pays. Mais, elle peut créer un regain de compétitivité de la production nationale. Politiques agricoles et alimentaires souverainistes sont possibles :
Appuyer le développement du secteur agricole vivrier (céréales, lait, aviculture, huile) en améliorant :
• la productivité de la production (durable) et de la transformation ;
• la facilité de l’accès à des approvisionnements en intrants de qualité ;
• les infrastructures de commercialisation et conservation ;
• la sécurisation foncière ;
• la maîtrise de l’eau et de l’énergie ;
• le commerce régional qui contribue à la diversification alimentaire (ZLECAF).
Il s’agit particulièrement d’améliorer la capacités des filières agricoles pour fournir des produits locaux transformés adaptés aux attentes des consommateurs en reconnaissant leur rôle important dans la sécurité alimentaire et la lutte contre la pauvreté, et en appuyant le secteur des Micros et Petites Entreprises (MPE) de l’ agroalimentaire.
• Nous devons donc assurer une protection tarifaire (choix de la bande au sein du Tec, produits sensibles et spéciaux, mécanismes de sauvegarde) de certaines productions nationales non tarifaires (à l’image de l’embargo sur les importations de poulets, des concertations au sein de la filière oignon)
• Nous devons également renforcer la stratégie d’intégration régionale et une politique commerciale qui permette une régulation des marchés intérieurs, mais aussi agir au niveau des instances de négociation internationale pour promouvoir des outils de régulation des marchés internationaux qui permettent aux pays les plus pauvres de protéger leur secteur agricole pour qu’il se développe.
En Afrique, les choix des politiques agricoles des Etats constituent les vrais obstacles à la souveraineté alimentaire. L’Etat doit s’intéresser à la promotion des filières agricoles qui ont une incidence directe sur l’alimentation des populations.
Pour agir efficacement sur le développement rural, il faut d’abord le développement des filières agricoles aux différentes échelles, mais aussi sur les services sociaux de base (eau, éducation-formation, santé, etc.) et de la technologie vu le caractère primitif des exploitations actuelles.
Il faut aussi rompre avec la politique uniforme de l’Etat qui considère le monde rural comme une homogénéité alors qu’un sous secteur comme l’élevage a ses particularités (p.ex. les importations de vaches à hautes potentialités génétiques considérées comme système de modernisation de l’élevage n’est pas opératoire). Il faut donc créer des cadres de concertation avec les acteurs pour favoriser le dialogue politique permettant l’élaboration de politiques plus pertinentes et plus appropriées.
En conclusion, force est de constater que la situation de la souveraineté alimentaire de notre pays présente des défis à relever en matière de politiques agricoles en général et alimentaires en particulier. Elle est colorée d’inquiétudes par rapport à notre capacité à répondre rapidement aux besoins croissants de notre population, notamment des couches pauvres, sur les difficultés à maintenir les ruraux, les jeunes en particulier sur leurs terroirs face à la baisse et au caractère aléatoire de la production rurale.
En outre, d’autres tendances de plus en plus lourdes comme la dégradation de l’environnement, la crise des énergies, les changements climatiques viennent aggraver cette situation déjà dramatique qui exige de l’innovation, et un engagement ferme et constant de tous les acteurs. Il s’avère impérieux de remettre en question les politiques mises en œuvre depuis des années mais aussi les attitudes en vue d’une mise en synergie des différentes initiatives en perspective d’élaborer et de mettre en œuvre de nouvelles politiques plus appropriées et plus pertinentes.

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